L’effet Zeigarnik (ou le lancinement des tâches inachevées)

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Bluma Zeigarnik (1900-1988)


psychologue américaine d’origine russe

Pionnière de la perspective gestaltiste, elle a découvert un effet mnésique qui porte son nom« l’effet Zeigarnik ».

L’EFFET ZEIGARNIK DÉSIGNE LA TENDANCE À MIEUX SE RAPPELER UNE TÂCHE QU’ON A RÉALISÉE SI CELLE-CI A ÉTÉ INTERROMPUE.
photo de bluma zeigarnik

L’origine d’une découverte de café



Tout part d’une observation anodine, un après-midi des années 1920, sur une terrasse de café à Berlin.
Bluma Zeigarnik, jeune psychologue russe, remarque que les serveurs mémorisent étonnamment bien les commandes… tant qu’elles ne sont pas servies. Une fois les plats déposés sur la table, les détails s’évaporent aussitôt de leur mémoire. Intriguée, elle cherche à comprendre ce mécanisme : pourquoi notre cerveau s’attache-t-il davantage à l’inachevé qu’à ce qui est accompli ?
Elle pousse alors ses recherches. Dans une série d’expériences, des enfants doivent réaliser plusieurs tâches manuelles – enfiler des perles, assembler des puzzles, modeler des animaux.
Quelques heures plus tard, on leur demande de se souvenir des activités réalisées. Résultat : les tâches non terminées sont rappelées deux fois plus que les autres.
De cette observation naît ce que l’on appelle aujourd’hui l’effet Zeigarnik : une tension cognitive qui se maintient tant qu’une tâche n’est pas achevée, et qui ne se relâche qu’au moment de sa complétion.

Un mécanisme utile… jusqu’à un certain point



À première vue, cet effet est bénéfique. C’est lui qui nous pousse à finir un puzzle, à compléter un dossier, ou à boucler un épisode de série resté en suspens.
Notre cerveau déteste le flou, l’inachevé, le « à moitié fait ». Il cherche la clôture, la résolution. Cette tension mentale agit comme une mini alarme interne, nous incitant à reprendre ce qui a été interrompu pour retrouver un sentiment d’équilibre.
Mais dans le monde numérique, ce mécanisme est devenu une porte d’entrée pour la captation de notre attention. Ce qui, autrefois, nous aidait à rester concentrés, devient aujourd’hui une faille exploitée par les plateformes.

Quand les concepteurs s’en emparent



Les designers d’interfaces et les stratèges de l’attention connaissent parfaitement l’effet Zeigarnik.
Il suffit d’observer nos usages : un chargement qui reste en suspens, une notification incomplète, une story coupée en deux, une série qui se termine sur un cliffhanger, ou encore un message « vu » sans réponse.
Chaque élément nous maintient dans un état d’inconfort cognitif léger, une tension subtile mais efficace qui nous pousse à revenir, à cliquer, à terminer.
Les « dark patterns » – ces stratégies de conception qui orientent nos comportements sans que nous en ayons pleinement conscience – exploitent ce biais à la perfection.
Les réseaux sociaux, les jeux mobiles ou les plateformes de trading en ligne le savent : tant que l’utilisateur n’a pas obtenu la « résolution » qu’il attend, il restera engagé.

L’effet Zeigarnik dans l’addiction digitale



Dans le cadre de l’addiction digitale, cet effet devient un cercle vicieux.
Le cerveau, stimulé par l’inachevé, entre dans une boucle où chaque tâche partielle (un scroll interrompu, une notification non lue, une position ouverte en bourse) crée une micro-tension.
Et cette tension ne se relâche qu’en consultant à nouveau l’écran.
C’est la raison pour laquelle il est si difficile de « faire une pause ».
Un simple message non ouvert peut devenir une source d’irritation diffuse. Une story « à moitié regardée » appelle la suivante. Une transaction en attente alimente la curiosité et l’anxiété.
Peu à peu, la satisfaction ne vient plus du contenu, mais de la résolution de la tension. On ne consulte plus pour apprendre ou échanger, mais pour apaiser un inconfort intérieur que le numérique a lui-même créé.

Le trading compulsif : un cas emblématique



Le monde du trading illustre parfaitement cette logique.
Chaque opération ouverte crée une attente : celle du résultat. Tant que la position n’est pas clôturée, le cerveau reste suspendu dans cet état de veille permanente.
Les marchés financiers, en mouvement constant, nourrissent cette tension : il se passe toujours quelque chose.
Cette dynamique est d’autant plus puissante que le trader – professionnel ou amateur – associe la clôture d’une transaction à une récompense émotionnelle : gain, soulagement, validation.
Le problème, c’est que plus la tension est forte, plus le besoin de la relâcher devient urgent. Et plus la récompense se fait attendre, plus le comportement devient compulsif.
Ainsi, l’effet Zeigarnik, combiné à la dopamine du gain potentiel, forme un cocktail redoutable : une boucle d’attente et de soulagement, comparable aux mécanismes observés dans les addictions comportementales.

Comment s’en libérer ?



Sortir de cette spirale ne consiste pas à fuir la technologie, mais à reprendre la maîtrise du cycle inachevé.
Voici quelques pistes concrètes :
• Prendre conscience du mécanisme : reconnaître que l’envie de « terminer » une tâche numérique n’est pas toujours rationnelle.
• Fragmenter volontairement ses sessions : décider d’arrêter une tâche en cours, sans chercher la clôture immédiate. C’est contre-intuitif, mais cela apprend au cerveau à tolérer l’inachevé.
• Désactiver les rappels visuels (badges, notifications, chargements infinis) qui alimentent la tension.
• Revenir à des tâches complètes hors écran : lecture papier, activités manuelles, sport… Autant d’actions qui se terminent vraiment, sans prolongement artificiel.
L’effet Zeigarnik nous rappelle une chose essentielle : notre esprit cherche naturellement à résoudre, mais le numérique a appris à suspendre la résolution pour capter notre attention.
En comprendre les ressorts, c’est déjà reprendre un peu de pouvoir sur nos usages.
Apprendre à supporter ce qui reste « ouvert », à ne pas tout boucler, à laisser une tâche inachevée sans inconfort, c’est peut-être le nouveau défi du bien-être digital.
Parce qu’au fond, le véritable apaisement ne vient pas de ce qu’on termine, mais de ce qu’on choisit de ne plus poursuivre.